Science décentralisée

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La science décentralisée (traduite de l'anglais Decentralized Science (DeSci)) est un mouvement émergent ayant pour objectif de mettre au défi la pratique de la recherche scientifique traditionnelle en fournissant une infrastructure publique pour financer, fabriquer, examiner, créditer, stocker et diffuser les connaissances accumulées de manière impartiale, équitable, désintermédiée, et résistant à la censure. Il s'appuie sur le principe de décentralisation de l'internet par un recours systématique aux technologies du web3[1] et en particulier la blockchain, afin d'améliorer l'accessibilité et la transparence des résultats scientifiques. Il se veut être le prolongement naturel du mouvement de la science ouverte.

Limites et freins

Depuis la seconde guerre mondiale, la recherche scientifique contemporaine participe à la stratégie de développement économique et de défense des États et a été rationalisée par un modèle fondé sur l'obtention de financements, l'exécution de travaux et la publication de leurs résultats[2]. Cependant, la mise en œuvre de cette pratique présente des inconvénients[3].

Financement de la recherche

Parmi les obstructions qui limitent la portée du financement de la recherche, il est rapporté que les acteurs publiques comme l'ANR ou privés comme la FRM centralisent et contrôlent la distribution des fonds nécessaires au financement des études scientifiques, ce qui expose le processus à de potentiels conflits d'intérêts[4]. En outre, les décisions de financement que prennent ces organismes le sont dans des délais souvent longs et avec une transparence limitée[5]. Selon l'ampleur des projets, il n'existe que peu de mécanismes de financement alternatif.

D'autre part, les organismes de financement et les institutions scientifiques peuvent être amenées parfois à limiter les collaborations entre chercheurs pour des raisons de droit de propriété intellectuelle. Généralement, l'institution scientifique à laquelle appartient le chercheur s'approprie la propriété intellectuelle qu'il génère et son accès n'est alors plus transparent[6].

La concurrence entre laboratoires pour l'obtention des financements forme un clientélisme, obligeant à des efforts d’établissement de relations privilégiées ou récurrentes avec certains financeurs pour sécuriser ces ressources, qui a pour effet d'exclure au moins partiellement d'autres laboratoires potentiels, selon une logique de « clôture des relations »[7] qui est l’un des ressorts typiques des luttes concurrentielles[8].

Enfin, l'existence d'un biais de financement, désignant en science le fait que les résultats des recherches ont tendance à être plus favorables au financeur direct ou indirect.

Exécution des travaux

Pendant l'exécution des travaux, bien que l'intégrité scientifique prédomine, la dimension sociologique de cette activité n'évite pas que le partage des ressources entre les laboratoires soit souvent lent et opaque, et pose des questions juridiques liées aux responsabilités[9]. De plus la culture hyper concurrentielle qui règne entre laboratoires et entre chercheurs d'un même laboratoire empêche souvent la collaboration entre scientifiques[10].

Publication des résultats

Bien qu'en principe la publication des résultats représente un acte désintéressé, plusieurs obstacles empêchent les scientifiques de partager librement leurs connaissances et l'ensemble de leurs résultats.

D'une part les chercheurs publient par des voies établies comme les éditeurs scientifiques, voies souvent reconnues comme peu efficaces pour diffuser et accéder à la connaissance, ou comme étant partiales et exploitantes[11]. D'autre part lorsque certains chercheurs sont sollicités, leur travail d'évaluation par les pairs n'est pas rémunéré et profite à des éditeurs à but lucratif[12].

L'existence d'un biais de publication montre que les chercheurs sont plus enclins à partager les expériences qui ont donné de bons résultats plutôt que l'inverse[13].

La culture du "Publier ou Périr" exerce une pression sur les professionnels du milieu académique, en particulier les chercheurs scientifiques, à travers l'obligation, pour avancer dans la carrière, de publier le plus régulièrement possible les résultats de travaux de recherche dans les revues scientifiques, lesquelles mettent en avant leur facteur d'impact, avec comme corolaire une demande croissante de ralentissement de la science[14],[15].

Avantages, intérêts

La science décentralisée cherche à réduire ou supprimer ces obstacles en positionnant le scientifique, créateur de contenus à forte valeur sociale, au centre d'une désintermédiation des processus de la recherche scientifique. Bien que plusieurs auteurs aient identifié le potentiel disruptif des technologies du web3 à pallier les difficultés constatées[16], ils soulignent le caractère encore embryonnaire de ce mouvement[17].

Sur le financement de la recherche, la technologie blockchain se prête directement au financement participatif[18]. Aux États-unis et dans de nombreux domaines scientifiques, plusieurs organisations autonomes décentralisées (DAO) acceptent cette forme automatisée de financement (VitaDAO, ValleyDAO, AthenaDAO, psyDAO, GenomicDAO). De son côté Molecule.to dispose d'un protocole décentralisé qui connecte directement les patients, les entreprises de biotechnologie ou les investisseurs aux scientifiques, afin de régir la propriété intellectuelle liée à la recherche, sans tiers de confiance.

Dans le cas du processus de publication des résultats, une infrastructure d'évaluation par les pairs fondée sur la blockchain, est en capacité d’atténuer la position monopolistique des éditeurs scientifiques. Le recours aux contrats intelligents (ou smart contracts), qui sont des morceaux de code programmables, utilisés en conjonction avec une communauté décentralisée de chercheurs scientifiques, rassemblée sous la forme d'une organisation autonome décentralisée, sont programmés pour exécuter de manière autonome des sections du processus de publication des revues[19]. De la même manière et par le recours à la preuve d'autorité[20], la blockchain entretient les systèmes de réputation propre à la recherche scientifique, car toute information qui y détenue est vérifiable et immuable. Chaque fois qu’un scientifique publie ou révise avec succès un article, les contrats intelligents mettent automatiquement à jour cette information sur la blockchain, augmentant ainsi sa crédibilité au sein de la communauté[21]. La plateforme de recherche en libre accès ResearchHub propose ainsi de rassembler des utilisateurs pouvant examiner, publier et collaborer à des recherches scientifiques, d'une part en offrant un accès aux publications faites sur des sujets institutionnellement non financés et d'autre part en rémunérant la participation des chercheurs au processus d'évaluation par les pairs.

Controverses

Malgré l’importance accordée à la blockchain et à ses applications, le mouvement de la DeSci n’a pas encore attiré l'attention du monde universitaire scientifique. Certains pensent même qu’il s’agit d’un battage publicitaire ou d’un mythe, généralement motivé par des récits et des objectifs commerciaux, les initiatives existantes étant principalement axées sur la motivation, la vision, la conceptualisation, la narration et les applications spécifiques s'appuyant sur la blockchain[22]. D'autres au contraire pensent que ce manque d’attention est dû à l’ignorance ou à la difficulté à identifier les défis fondamentaux que posent les questions de recherche et les technologies ouvertes par le principe de décentralisation[23].

Notes et références

  1. (en) Wenwen Ding, Jiachen Hou, Juanjuan Li et Chao Guo, « DeSci Based on Web3 and DAO: A Comprehensive Overview and Reference Model », IEEE Transactions on Computational Social Systems, vol. 9, no 5,‎ , p. 1563–1573 (ISSN 2329-924X, DOI 10.1109/TCSS.2022.3204745, lire en ligne, consulté le )
  2. La pluralité des mondes: Théories et pratiques du développement, Graduate Institute Publications, (ISBN 978-2-940503-53-7) [lire en ligne (page consultée le 2023-08-21)] 
  3. (en) Christie Bahlai, « Open Science Isn't Always Open to All Scientists », American Scientist, vol. 107, no 2,‎ , p. 78 (DOI 10.1511/2019.107.2.78, lire en ligne)
  4. Boris Hauray, « Conflits d’intérêts et recherche académique : entre critique et normalisation des dynamiques d’influence », Cahiers Droit, Sciences & Technologies, no 16,‎ , p. 67–79 (ISSN 1967-0311, DOI 10.4000/cdst.7032, lire en ligne, consulté le )
  5. « Processus de sélection », sur Agence nationale de la recherche (consulté le )
  6. (en) Hanni Candelin-Palmqvist, Birgitta Sandberg et Ulla-Maija Mylly, « Intellectual property rights in innovation management research: A review », Technovation, vol. 32, no 9,‎ , p. 502–512 (ISSN 0166-4972, DOI 10.1016/j.technovation.2012.01.005, lire en ligne, consulté le )
  7. Max Weber, Jacques Chavy et Éric de Dampierre, Economie et société, Pocket, coll. « Agora », (ISBN 978-2-266-13244-2 et 978-2-266-13245-9) 
  8. Pierre François, Sociologie des marchés, A. Colin, coll. « Collection U », (ISBN 978-2-200-34568-6) 
  9. « Guide pratique sur la gestion des contrats relatifs aux activités de recherche », sur www.amue.fr (consulté le )
  10. (en) Paul E. Smaldino et Richard McElreath, « The natural selection of bad science », Royal Society Open Science, vol. 3, no 9,‎ , p. 160384 (ISSN 2054-5703, PMID 27703703, PMCID PMC5043322, DOI 10.1098/rsos.160384, lire en ligne, consulté le )
  11. Valérie-Laure Benabou, « Les publications scientifiques : faut-il choisir entre libre accès et libre recherche ? », Hermès, vol. n° 57, no 2,‎ , p. 95 (ISSN 0767-9513 et 1963-1006, DOI 10.4267/2042/38644, lire en ligne, consulté le )
  12. « L’évaluation de la recherche par les pairs : les risques d’une formalisation contre performante », sur http://www.revue-interrogations.org, (consulté le )
  13. (en) Fujian Song, Lee Hooper et Yoon K. Loke, « Publication bias: what is it? How do we measure it? How do we avoid it? », Open Access Journal of Clinical Trials, vol. 5,‎ , p. 71–81 (DOI 10.2147/OAJCT.S34419, lire en ligne, consulté le )
  14. (en) Isabelle Stengers, Another science is possible: a manifesto for slow science, Polity press, (ISBN 978-1-5095-2180-7) 
  15. (en) Daniel Sarewitz, « The pressure to publish pushes down quality », Nature, vol. 533, no 7602,‎ , p. 147–147 (ISSN 0028-0836 et 1476-4687, DOI 10.1038/533147a, lire en ligne, consulté le )
  16. (en) Ámbar Tenorio-Fornés, Elena Pérez Tirador, Antonio A. Sánchez-Ruiz et Samer Hassan, « Decentralizing science: Towards an interoperable open peer review ecosystem using blockchain », Information Processing & Management, vol. 58, no 6,‎ , p. 102724 (ISSN 0306-4573, DOI 10.1016/j.ipm.2021.102724, lire en ligne, consulté le )
  17. Philippe Richard, « La science décentralisée pourrait accélérer la recherche pharmaceutique », Techniques de l'Ingénieur,‎ (lire en ligne)
  18. (en) Felix Hartmann, Gloria Grottolo, Xiaofeng Wang et Maria Ilaria Lunesu, « Alternative Fundraising: Success Factors for Blockchain-Based vs. Conventional Crowdfunding », 2019 IEEE International Workshop on Blockchain Oriented Software Engineering (IWBOSE),‎ , p. 38–43 (DOI 10.1109/IWBOSE.2019.8666515, lire en ligne, consulté le )
  19. Shantanu Kumar Rahut, Razwan Ahmed Tanvir, Sharfi Rahman et Shamim Akhter, « Scientific Paper Peer-Reviewing System With Blockchain, IPFS, and Smart Contract: », dans Research Anthology on Blockchain Technology in Business, Healthcare, Education, and Government, IGI Global, (ISBN 978-1-7998-5351-0, DOI 10.4018/978-1-7998-5351-0.ch057, lire en ligne), p. 1029–1060
  20. Les blockchains: en 50 questions comprendre le fonctionnement et les enjeux de cette technologie innovante, Dunod, (ISBN 978-2-10-083450-1) 
  21. (en) Ahmed S. Almasoud, Farookh Khadeer Hussain et Omar K. Hussain, « Smart contracts for blockchain-based reputation systems: A systematic literature review », Journal of Network and Computer Applications, vol. 170,‎ , p. 102814 (ISSN 1084-8045, DOI 10.1016/j.jnca.2020.102814, lire en ligne Accès payant, consulté le )
  22. (en) George Strawn, « Open Science and the Hype Cycle », Data Intelligence, vol. 3, no 1,‎ , p. 88 (DOI 10.1162/dint_a_00081)
  23. (en) Longbing Cao, « Decentralized AI: Edge Intelligence and Smart Blockchain, Metaverse, Web3, and DeSci », IEEE Intelligent Systems, vol. 37, no 3,‎ , p. 6 (DOI 10.1109/MIS.2022.3181504)

Liens externes

  1. (en) Breaking down the barriers in academia,   (lire en ligne)
  2. « Decentralized science (DeSci) »
  3. ResearchHub

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